C'est avec une stupeur douloureuse que les très nombreux amis de Don Elias Naber apprenaient sa disparition si inattendue, le 12 octobre passé. Ce jeune prêtre, doué de qualités très remarquables et encore dans toute la verdeur de son âme, avait déjà, en 11 ans de sacerdoce, abattu beaucoup de bonne besogne. Il s'affirmait comme l'une des personnalités du clergé patriarcal, un prêtre complet dont la carrière missionnaire s'annonçait très féconde pour les âmes. Le Seigneur en a disposé autrement. Nous ne pouvons, en adorant son insondable sagesse, qu'exprimer ici à D. Naber, si prématurément disparu du champ missionnaire, l'hommage meurtride de notre affection.
D. Elias était originaire de Salt, la première des missions du Patriarcat en Transjordanie. Sa famille, l'une des plus honorables, qui a aujourd'hui essaimé à Irbed, Jéricho et Amman, fut aussi l'une des toutes premières à se convertir en 1870. D. Jean Morétain, le premier missionnaire à s'installer à demeure à Salt, raconte dans ses mémoires comment le patriarche de cette famille, Salameh Naber, devint son paroissien. L'ample demeure des Naber avait plu au gouverneur turc qui, sans dédommagement, s'y installa, lui, ses soldats et leurs chevaux, ne laissant qu'une chambre au malheureux propriétaire. Salameh, attiré vers le catholicisme, fréquentait les conférences du soir de D. Morétain. II vit bien vite que le missionnaire, logé trop haut, sur une pente abrupte, dans la maison des Zo'mot, était fort gêné pour surveiller les travaux de la mission dans la vallée. Le sachant en bons rapports avec le gouverneur turc, Salameh lui offrit l'usage de tous les appartements occupés par les Turcs s'il réussissait à les en faire sortir. II ajouta que, dans ce cas, il se convertirait, lui et tous les siens. D. Morétain déclare qu'il ne prêta guère attention à cette promesse qui lui paraissait trop intéressée, mais ayant trouvé la maison des Naber tout à fait à sa convenance, près de son chantier, il s'en fut aussitôt sonder le gouverneur. Celui-ci, originaire de Naplouse, y avait été l'obligé de D. Morétain. II se savait aussi à la veille de quitter Salt. Voyant donc que le missionnaire tenait fort à sa maison, il ne se fit pas trop prier. D. Morétain en fut de six Napoléons : quatre pour le gousset du gouverneur et deux pour aménager une demeure provisoire à toute cette administration turque. Salameh Naber eut donc la satisfaction immédiate de voir D. Morétain remplacer dans sa maison le Gouverneur avec ses soldats, leurs chevaux et la tourbe importune des solliciteurs. Alors, il tint aussitôt sa promesse, et, quittant le schisme grec, il se convertit avec tous les siens. Cette famille est restée depuis lors l'un des piliers de la paroisse de Salt. Le Seigneur l'a évidemment bénie par la vocation sacerdotale de D. Elias. Il avait béni de même celle des Zo'mot, qui furent les premiers à recevoir le misionnaire ; il leur accordait aussi un saint prêtre, D. Sélim Zo'mot (1873-1918), du clergé patriarcal, mort curé de Kérak, à Damas où les Turcs l'avaient déporté en 1918.
D. Elias Naber naissait le 24 février 1917 à Salt. À l'école paroissiale, il fut vite remarqué par son curé, D. Antoine Vergani, qui, en octobre 1929, l'envoyait au petit séminaire patriarcal, à Jérusalem. Ses humanités terminées, D. Elias passait tout naturellement au grand Séminaire Patriarcal, se faisant toujours remarquer par ses excellentes dispositions et sa maturité de caractère. Il était ordonné prêtre le 14 juillet 1940 par S. B. Mgr Barlassina, dans la chapelle du séminaire patriarcal, à Jérusalem.
Affecté aussitôt à la paroisse d'Amman, comme vicaire de D. Neemeh Semaan, il s'occupait aussi de la petite paroisse de Safout, à mi-chemin entre Salt et Amman. En août 1941, il devenait curé d'Ajloun d'où il était transféré à Fuheis en septembre 1943. En septembre 1949, il était rappelé au vicariat d'Amman. L'afflux vers la capitale transjordanienne de très nombreux réfugiés palestiniens avait tout à coup développé de façon extraordinaire cette paroisse. Mgr Neemeh Semaan, débordé par la besogne, était heureux de pouvoir compter sur le savoir-faire remarquable de D. Naber dans ses rapports avec tant de nouveaux paroissiens dont beaucoup se trouvaient en une situation bien pitoyable. Mgr Neemeh chargeait en même temps D. Elias, nommé assistant ecclésiastique de l'Action catholique, d'organiser celle-ci en Transjordanie et tout d'abord de la doter de ses statuts. D. Elias se mettait à l'œuvre et éditait en effet une brochure de 20 pages contenant les statuts des ouvriers catholiques. En même temps, il prenait en charge, depuis Amman, la paroisse de Zerka, localité de 20 000 habitants, située sur la route de Damas. Cette paroisse aussi, en raison des militaires et surtout de l'afflux des réfugiés, prenait tout à coup un grand développement qui en fait la quatrième de Transjordanie pour le nombre des fidèles.
Le 3 juin 1950, D. Elias s'installait finalement à Zerka dont il était nommé officiellement curé le 22 juillet suivant. Logé d'abord dans une chambre louée, puis dans des appartements un peu plus amples, mais en pisé, D. Naber souffrait plutôt de n'avoir pour église qu'une chapelle minuscule, une simple chambre des Sœurs du Rosaire. Cette année 1951, il pouvait cependant grouper ses fidèles, plus de 800, dans la nouvelle église que la C.N.E.W.A. a bâtie pour les melkites, église qui était encore sans enduits intérieurs et n'a pour pavement que les gravats de la construction. N'ayant pas la direction des écoles de l'Union Catholique de Zerka, D. Elias s'occupait activement de ses confréries, admirablement secondé d'ailleurs par les Sœurs du Rosaire, installées à Zerka depuis le 1er Décembre 1949. Il se dévouait aussi de toute son âme à ses fidèles, aux militaires catholiques, surtout aux pauvres réfugiés du grand camp de Zerka. Il entretenait des relations toute fraternelles avec le curé melkite et aussi avec le curé grec dissident. Pendant la semaine sainte, S. E. Mgr Assaf, archevêque melkite de Transjordanie, qui l'estimait profondément, lui demandait de donner dans l'église grecque catholique les prédications, pour le bénéfice des deux paroisses réunies. A la nouvelle de son transfert à Madaba, tous les chrétiens de Zerka ont été aussi unanimes, curé melkite et dissident en tête, pour demander de façon extrèmement pressante au Patriarcat le maintien à Zerka de D. Elias dont la personnalité, l'esprit de concorde et la charité les avait tous conquis.
Le 18 septembre dernier, D. Elias était nommé curé à Madaba, la seconde paroisse de Transjordanie et l'une des plus vivantes. Il allait s'y rendre après avoir initié quelques jours à Zerka son successeur, D. Sleiman Samandar. Le 29 septembre, il venait à Beit Jala assister aux funérailles d'un ami, M. Boutros Hadweh, le frère des deux prêtres de ce nom, qui, la veille, était mort subitement au collège de Naplouse. Qui eût imaginé, en voyant D. Elias, ému mais plein de vie, dans ce cortège, que deux semaines après, jour pour jour, son tour serait venu et que plusieurs de ceux qui le 29 septembre marchaient à ses côtés, le conduiraient lui-même, le 12 octobre, à sa dernière demeure ? Insondables desseins de la Providence qui justement le frappaient tant, comme il s'en exprima à sa façon, toute sentencieuse, en ce dernier jour de septembre.
Il arrivait à Madaba dans la journée du lundi 1er octobre, reçu par son vicaire, D. Mansour Saliba et ses paroissiens comblés par sa nomination. Le lendemain, dans l'après-midi, lui qui était d'une patience proverbiale à soutenir les palabres de divan, quittait tout à coup, l'air abattu, une séance fort longue de ses nouveaux paroissiens. Il faisait bientôt appeler D. Mansour. Celui-ci le trouvait livide, cloué par la souffrance, après un grand vomissement de sang. Le vicaire appelait aussitôt un médecin qui jugeait très grave cette hémorragie de l'estomac. D'Amman, alertés, ses deux frères et sa sœur arrivaient bientôt avec le Docteur adjoint de l'hôpital italien qui l'emportait aussitôt dans sa voiture à l'hôpital. Des transfusions de sang lui étaient faites; la radiographie décelait un important ulcère de l'estomac. Dur à la peine, D. Elias, qui en souffrait depuis trois ans n'en avait guère tenu compte. Le Jeudi 11 Octobre, dans la matinée il subissait une longue operation de deux heures et demi. Il passait assez bien cette journée et celle du Vendredi jusqu'à 8 heures du soir. A ce moment, tout à coup, le cœur faiblissait et toutes les ressources de la médecine s'avéraient impuissantes à enrayer le dénouement fatal. Averti aussitôt parr Mgr Neemeh Semaan, D. Elias qui, conscient de la gravité de son état, s'était déjà confesse avant l'operation, recevait alors avec beaucoup de foi l'extrême-onction. Il expirait vers 10 heures après une douloureuse agonie, tandis que Mgr Neemeh, ses confrères du Vicariat, les Sœurs du Rosaire et les siens, tous atterrés, priaient autour de son lit.
Le lendemain, samedi 13 octobre, une foule extraordinaire, les amis innombrables de D. Elias à Salt, Zerka et Madaba, se joignaient à ceux de la capitale pour ses funérailles, conduites par Mgr Neemeh Semaan. La levée du corps avait lieu chez son frère, M. Mikhaïl Naber. L'église n'était pas assez vaste pour contenir la foule. De Palestine étaient venus D. J. Beltritti, chancelier du Patriarcat, D. Selim Hadweh, directeur du collège de Ramallah, D. Bernardin Merlo, président du Tribunal ecclésiastique, le R. P. Duvignau, recteur du séminaire patriarcal. Nombre de curés de Transjordanie étaient là aussi, le cœur meurtri d'avoir si soudainement perdu un confrère qu'ils aimaient tout particulièrement. S. E. Mgr Assaf, présent au chœur, prenait la parole devant le cercueil et, d'une voix prise par l'émotion, disait sa profonde douleur paternelle de la perte de celui qu'il appelait son fils, qui s'était dévoué corps et âme à tous les fidèles, sans considération de rite. Ces paroles d'appréciation et de reconnaissance de l'Archevêque melkite pour ce missionnaire latin tombé sur la brèche émouvaient profondément l'assistance qui accompagnait ensuite D. Elias à sa dernière demeure dans le cimetière paroissial. II repose là, au sommet de la colline, sur le bord de la route de Madaba, sa paroisse, d'où, après un jour seulement de service, la Providence lui avait fait signe.
Avec D. Elias disparaissait un prêtre vraiment remarquable par l'ensemble de ses qualités humaines et sacerdotales. Tandis que son intelligence, sa maturité d'esprit et le sérieux de son caractère, sans compter sa belle prestance, impressionnaient fort les gens, ses confrères appréciaient beaucoup aussi sa jovialité spirituelle, jamais blessante, qui faisait le charme de leurs rencontres. Rompu à toutes les formules et à toutes les finesses de la politesse arabe, il était aussi d'un calme vraiment exceptionnel dans les visites et les palabres. Ses multiples occupations ne l'avaient pas empêché de poursuivre l'enrichissement de sa belle culture, surtout en arabe. Toujours très dévoué à ses écoles, il avait rédigé un cours d'histoire arabe dont I1 avait publié en 1949 les 3 premiers fascicules, adoptés par l'Union catholique. Pour l'utilité des paroisses, il publiait aussi une édition arabe très commode de l'office de la Sainte Vierge, qui se chante en Transjordanie avant la messe du dimanche, et de l'office des morts. Ses confrères appréciaient fort ces publications de grande utilité pratique.
Les qualités sacerdotales parachevaient harmonieusement chez lui celles de l’homme. Partout, sans aucune ostentation, D. Elias s'était dévoué sans réserve à ses paroissiens. Une totale charité inspirait ses relations avec les prêtres et les fidèles d'autres rites, comme aussi avec les dissidents. II répandait vraiment la concorde autour de lui et gagnait la confiance de tous sans distinction de confession. S. E. Mgr Assaf, en le pleurant comme l'un des siens le jour de ses funérailles, lui en rendait le vibrant hommage. La même charité le rendait pitoyable à toute détresse. Ces derniers mois, il entretenait chez lui le garçon d'une famille de réfugiés très éprouvée, chez qui il avait reconnu une bonne vocation, et faisait aussi les frais de son trousseau. Partout où il a passé, son cœur sacerdotal s'est préoccupé d'éveiller ces vocations. Le séminaire patriarcal compte ainsi de ses recrues d'Ajloun de Fuheis, de Zerka, qui, espérons-le, le remplaceront un jour dans le champ apostolique.
Nul doute qu'il n'eût comblé à Madaba les vœux de ses nouveaux paroissiens et toutes les espérances de S. B. Mgr le Patriarche qui l'y envoyait malgré les instances si pressantes des fidèles de Zerka pour le garder, Mais le Seigneur a voulu se contenter de ses parfaites dispositions et, tragiquement, après seulement 24 heures de séjour, l'a arraché à son travail pour le rappeler à Lui, Confrères, amis et paroissiens de D, Elias, tout meurtris certes de ce rappel si soudain et si inattendu, adorent dans leur cœur la Volonté divine, infiniment sage et aimante qui a si tôt mis fin à la journée de travail de cet ouvrier apostolique si doue et si généreux.