Avant la Terre Sainte
Can. Zéphirin Biever naquit le 24 août 1849 dans la périphérie de Luxembourg. Il ne fut pas l'enfant modèle des biographies pieuses. Enfermé pour délits scolaires dans la cave de son instituteur, avec d'autres garnements de son genre, il razzia la provision de pommes du maître, ce qui lui valut une correction supplémentaire. Il eut aussi des exploits de tout jeune fumeur, aux frais de la pipe paternelle. Elle lui chavira l'estomac et comme le choléra sévissait, on eut grande peur. Mais la pipe, en tombant de sa culotte et se brisant, expliqua ses vomissements. Si elle soulagea la maman, elle valut au petit fumeur les taloches de son père. Après son baccalauréat, en 1868, ceux qui connaissaient ce garçon débordant de vie et « étudiant frivole », furent bien surpris de le voir entrer au grand Séminaire. Au cours d'une retraite décisive, Le Seigneur l'avait conquis.
Ordonné prêtre le 24 août 1872, il fut vicaire dans la petite ville frontière d'Echternach, sur la Sûre. Il s'y occupa passionnément de la jeunesse pendant 3 ans, mais aussi, et fort courageusement, de l'autre côté de la sûre, des catholiques allemands alors sous la persécution du Kulturkampf. Le jeune Vicaire avait gardé son énergie d'enfant bagarreur. La raclée qu'il administra, dans un train, à des voyous irrespectueux de quelques religieuses, fut à l'époque un fait divers assez sensationnel.
Collaborateur du P. Ratisbonne à Jérusalem (1876-1884)
On connaît l'histoire des deux frères Ratisbonne de Strasbourg. Théodore (1802-1884), converti du judaïsme, fonda les congrégations des Sœurs et des Prêtres de Sion. Alphonse (1814-1884), outré de la conversion de son. Aîné, il fut converti à son tour, le 20 janvier 1841, par l'apparition, à S. Andrea delle Fratte à Rome, de la Vierge de la médaille miraculeuse. II devint jésuite, fut ordonné en 1848 et rejoignit son frère en 1852. En 1855, il vint en Terre sainte et obtint de Mgr Valerga d'y fonder une maison de Sion dont les religieuses arrivèrent le 6 mai 1856. Le Père Marie acheta en 1857 les ruines de l'Ecce Homo dont le sanctuaire fut inauguré en 1862. Après les massacres de chrétiens à Damas en 1860, il avait ouvert aussi un orphelinat de filles à Ain Karem. En 1874, avec la bénédiction de Mgr Bracco, il en ouvrit un second pour les garçons à Jérusalem. Il avait d'abord pensé au site de Sainte-Anne ; mais il fut dévolu aux Pères Blancs. Il écarta aussi, pour des raisons dont certaines nous font sourire, des terrains que lui offrait, sur le Mont des Oliviers, la Princesse de la Tour d'Auvergne. « L'accès du Mont des Oliviers est difficile, écrivait-il ; l'éloignement est trop grand ; l'air, vicié par la proximité des tombes sans nombre de la vallée de Josaphat et les souffles de la Mer Morte. » Il finit par acheter, à l'ouest de la ville, hors des remparts, un terrain de trois hectares où il commença, à partir de 1877, l'imposant établissement de Saint-Pierre.
Zéphirin Biever avait été gagné en 1876 à cette œuvre de Jérusalem, par le père Marie venu en Europe pour quêter. Il arriva à Jérusalem le 3 avril 1876, avec un autre prêtre luxembourgeois, le P. Boever, apportant un renfort bien appréciable à la petite communauté de l'école des arts et métiers du Père Marie, alors encore en vieille ville. Peu après son arrivée, aux premiers jours de juin, les Chrétiens de Jérusalem couraient grand danger d'être massacrés. Les Bédouins étaient arrivés en foule pour cette fête. Il y en avait près de 300 tout prêts à la porte de Damas. Le P. Zéphirin Biever écrivit comment le Consul de France, un Corse « et, vous savez, les Corses ne sont pas doux et patients », interpella fort rudement le mufti : « Il y va de ta tête. » S'il arrive quelque malheur, ce sera toi le responsable. » Le danger fort heureusement s'éloigna.
Au transfert de l'école à Saint-Pierre, hors des murs, le P. Marie en confia la direction au P. Zéphirin Biever. La mort du P. Marie à Ain Karem, le 6 mai 1884, avait suivi de près celle du P. Théodore à Paris, le 10 janvier de la même année. Les successions furent fort troublées et eurent de graves conséquences pour la jeune Société. Le compagnon luxembourgeois du P. Biever entra chez les Jésuites. Le P. Zéphyrin rentra au Luxemboug et y resta deux ans, vicaire à Livange.
Missionnaire à Madaba (1886-1891)
Au Luxembourg, D. Zéphirin Biever ne pouvait se défaire d'une irrésistible nostalgie de la Terre Sainte. Aussi, un appel du Patriarche, Mgr Bracco, l'eut vite décidé. Il reprit le chemin de Jérusalem, avec un compatriote, M. Weynandt, et, depuis Lyon, avec un de ses anciens confrères de Saint-Pierre, l'alsacien D. Louis Heydet, qui lui aussi revenait à Jérusalem se mettre au service du Patriarche. Mgr Bracco avait à ce moment besoin d'un missionnaire équilibré, courageux et zélé pour la jeune mission de Madaba qui venait de perdre son curé. Il y envoya aussitôt D. Biever qui, outre-Jourdain, devint pour tous Abouna Daoud.
Biever – Abouna Daoud – pris à Jérusalem par le cheikh de Madaba, fut triomphalement reçu, avec une fantasia de tous les cavaliers du village. Mais il fit immédiatement l'expérience de ce qui l'attendait.
Comme logis, il trouva un labyrinthe de chambres basses, quasi enterrées, sans portes ni fenêtres, couvertes de terre. Ce bel ensemble comprenait sa chambre, qui servait aussi de classe, une autre classe et la chapelle. Son prédécesseur, devenu aussi bédouin que ses gens, s'était, comme eux, trop bien accommodé de la tente pour tenter des frais de construction sérieux. Mais après son premier hiver, où ses masures lui croulaient dessus, Abouna Daoud résolut d'y mettre bon ordre. Ce ne fut pas facile avec les Turcs. Mais il apprit aussi avec eux la vertu du bakchich. Le gouverneur de Salt lui fit en effet opposition jusqu'à la promesse d'un don de 10 Napoléons.
Le lendemain matin de son arrivée, D. Biever se trouvait déjà en pleine bagarre. Dans la nuit, les Hamaïdeh, tribu nomade du voisinage, avaient attaqué le camp des bergers de Madaba à une heure de distance et en avaient blessé trois. Au matin, Abouna Daoud sella aussi son cheval et partit sur les lieux avec les bons fusils de Madaba. Cette résolution, puis ses connaissances vraiment sérieuses en médecine, lui valurent d'emblée grand prestige. Immédiatement s'ouvrit chez lui une sorte de vrai dispensaire, II y traitait avec charité et succès jusqu'à une quarantaine de clients par jour, arrivant de tout le voisinage.
Après cette première escarmouche de son arrivée, vint une attaque du sud, une coalition des Hamaïdeh et des Majalyeh de Kérak. Tout Madaba se porta au-devant, avec des alliés, et remporta la victoire qui ne coûta que deux morts et 10 blessés. Les Hamaïdeh se vengèrent par un coup de main où ils enlevèrent tous les troupeaux de Madaba dans le Sud. Quelques semaines plus tard, la revanche vint lorsque Madaba prit toute une caravane de deux cents bêtes portant à Damas les denrées des Hamaïdeh. Les ouailles d'Abonna Daoud récupérèrent leurs moutons, sauf ceux qui avaient déjà été mangés. Ils furent compensés avec du beurre et la laine de la caravane.
Quelque temps après, survint, le 18 juin de cette même année 1887, l'invasion des Beni Sakhr. Cette puissante tribu du désert environnant avait vu de mauvais œil l'installation à Madaba des chrétiens de Kérak. Elle resterait toujours une menace pour Madaba, puisque le dernier incident n'est que de 1956. L'attaque de juin 1887 aurait pu marquer la fin de la jeune mission. Heureusement que D. Biever fut à la hauteur de cette dramatique situation grâce à son intelligence, son courage et aussi à son appréciation de la toute-puissance du bakchich. Toute l'histoire se termina en effet par un épisode typiquement turc où le bakchich transforma fort heureusement en mort naturelle un meurtre bien compromettant.
On voit avec quelle résolution, en des circonstances si dramatiques pour la mission, et aussi avec quelle immédiate adaptation à la politique si efficace du bakchich. D. Biever arriva à maîtriser la situation. Il eut désormais la paix pour trois ans. Son successeur allait devoir recommencer en 1891 ! Abouna Daoud s'était ainsi imposé d'emblée aux cheiks des environs comme à ses chrétiens. Avec ceux-ci, malgré des explosions parfois incontrôlables de leur tempérament bédouin, il était cependant consolé par leur vraie piété. À cette époque, sans autres distractions qu'un travail et des guerillas intermittentes, sans journaux ni radio ni cinéma, la plupart des hommes venaient chaque jour à la messe et prenaient part à la prière commune du matin et du soir.
Bien vite, cependant, le missionnaire se sentit épuisé. Aussi, quand il vit le Saint Abouna Scandar obligé de se relier encore de Kérak à Madaba en 1890, il présenta sa démission, donnant comme raison principale l'état misérable de sa santé ; il allègue aussi sa connaissance imparfaite de l'arabe. Il était aidé dans sa démarche en entrevoyant une double solution aux problèmes qu'elle posait : pour la paroisse, la présence d'Abouna Scandar, le père de ses fidèles ; pour lui-même, la perspective de prendre en charge une fondation du Heilige Land Verein au nord du lac de Tibériade.
En janvier 1891, son remplaçant étant arrivé, D. Biever gagna Tibériade par la Transjordanie et Tabga par le Lac. Le Heilige Land Verein fondait là une colonie et y avait déjà dépêché quelque personnel. Il confia la direction de l'œuvre à D. Biever.
Biever n'avait trouvé à Tabga ni repos ni santé. Il échappa à la chaleur et aux fièvres de Tabga en se louant pour l'été une maisonette à Safed, qui surplombe le lac à 838 m. Sa barbe patriarcale y eut trop grand auprès des gamins du village qui ne cessaient de l'importuner partout en lui criant « Abu Lehyeh ! » Tout intelligent, D. Biever trouva un ingénieux moyen d'en finir. Il monnaya ostensiblement une pièce et donna alors un sou à chaque marmot qui le saluait ainsi, comme pour le payer du compliment. La monnaie de la pièce fut vite épuisée. Pensant qu'il tenait fort à ce salamalek qu'il payait, les enfants réclamèrent alors des sous pour le saluer. Comme il n'en donna plus, ils cessèrent, à sa satisfaction, de l'importuner davantage.
Biever apprit à bien régler sa vie entre l'administration de Tabga à la bonne saison et une villégiature l'été, sur les hauteurs de la Galilée. Le Heilige Land Verein lui avait confié aussi un travail pastoral, la fondation et le contrôle des écoles dans les paroisses melkites. Son expérience du Luxemboug, de Saint-Pierre et de Madaba lui facilitait cette tâche qui lui rendait en même temps une activité pastorale aimée. Il résidait alors à Rameh, où sa valeur humaine et sacerdotale fit impression et se trouva à l'origine de la paroisse latine de ce village.
En 1905, à la place d'un voyage à Cologne, D. Biever revint à Madaba. Il y fut triomphalement reçu ; on immola 25 moutons pour les cinq jours qu'il y passa. Il fut heureux de retrouver ses
Après 16 ans d'activité à la colonie de Tabga et dans les villages de Galilée, où ses responsabilités croissaient toujours, la santé de D. Biever déclinait de plus en plus. En 1907 enfin, le Heilige Land Verein accepta sa démission, confiant la colonie et les écoles aux Lazaristes allemands. D. Biever vint se remettre à la disposition du Patriarche.
Curé de Beit Sahour (1907-1912).
Mgr Camassei remit à D. Biever la paroisse de Beit Sahour, le village des Pasteurs de l'Évangile, au-dessous de Bethléem. D. Zéphyrin fut enchanté de se retrouver ainsi à quelques minutes de la Crèche, surtout pour les fêtes de Noël où il y menait toute sa paroisse. Il était aussi tout proche de Jérusalem, son premier théâtre d'activité missionnaire en Terre Sainte. Il y trouverait les bonnes bibliothèques qu'il appréciait fort et bien d'autres possibilités de relations qu'à Madaba ou Tabga.
On fit aussitôt appel à ses connaissances pour les conférences de l'école biblique de Saint-Étienne qui attiraient l'élite de la ville sainte.
La santé de D. Biever restait cependant chancelante. Cela, l'attachement de ses paroissiens et leurs instances auprès du Patriarcat, lui épargnèrent en 1910 la charge de chancelier que le Patriarche voulait lui confier. En 1912, on lui donna un aide, « un homme de 57 ans, qui est encore plus mal en point que moi et que je dois pour ainsi dire soigner ». D. Biever, qui, en 1898, avait harangué avec grand succès l'empereur Guillaume II en visite en Terre sainte et avait été décoré de l'Aigle rouge, assista avec satisfaction à la consécration de la basilique de la Dormition le 10 avril 1910.
Cependant, sentant sa santé décliner encore davantage, il pensa en 1913 à démissionner. Il voulait se retirer, comme son ami M. Heydet, à l'hospice des Frères de Saint Jean de Dieu de Tantour, entre Jérusalem et Bethléem. Mais une nouvelle obédience allait en disposer tout autrement.
Vicaire général de Chypre (1913-1915)
Le Patriarche avait convoqué D. Biever pour lui demander de devenir son vicaire général à Chypre. L'île était sous régime anglais. D. Biever était alors le seul prêtre du Patriarcat à parler cette langue.
Le 29 novembre 1913, il débarquait à Limassol avec le curé de cette ville. Ce franciscain le retint pour lui faire prêcher, aussitôt descendu, une retraite à ses quelques 200 émigrés maronites fort délaissés. Le vicaire général gagna ensuite Larnaca dans la première auto qu'il avait encore vue, et ce ne fut pas sans quelque appréhension. Il se plut aussitôt à sa résidence, sorte de « cottage américain sans étage », avec une bonne bibliothèque et aussi un enclos d'orangers et de mandariniers. Tout proche étaient les Sœurs de Saint-Joseph avec un petit pensionnat et un hôpital, donc, pour lui, un travail, apostolique assuré comme il le désirait.
En janvier 1914, D. Blever prit contact à Nicosie avec le gouverneur anglais qui accueillit avec beaucoup d'amabilité ce prêtre polyglotte. Il l'invita à un dîner officiel où le décolleté des dames déplut au vicaire général : « Il fallut faire bonne mine à mauvais jeu ; mais j'ai juré qu'on ne m'y prendrait plus. » Très consciencieusement, D. Biever, que le Patriarche avait aussi nommé chanoine du Saint-Sépulcre, fit la tournée pastorale du millier de latins de l'île. Il prit contact aussi avec les quelques 1500 Maronites trop délaissés. Il eut assez pauvre impression de la valeur religieuse et morale de la « haute société » de l'île, en particulier des femmes qu'il trouvait « enragées » pour les dernières danses européennes. Aussi pensa-t-il à consacrer son «diocèse» au Sacré-Cœur, recueillant quelque argent parmi ses amis pour une statue convenable.
La guerre mondiale de 1914 vint couper Chypre de la Terre sainte. L'organisme miné du Vicaire général n'allait pas le mener bien loin. En juillet 1915, il était venu passer quelques jours à Nicosie, la capitale. À la fin de sa messe, il eut une syncope qui l'impressionna fort. Il se hâta de retourner dans sa résidence à Larnaca et parut vite s'y bien remettre. Cependant, le 22 juillet au soir, le curé franciscain de cette ville le trouva fiévreux. Le médecin, sans inquiétude, prescrivit de la quinine. D. Biever ne voulut pas que le Père veillât chez lui, comme il le lui proposait. Mais au matin, le serviteur accourut chez le curé. Il avait trouvé le Vicaire, mort et déjà froid, dans son fauteuil. Une autre syncope l'avait emporté. Il fut enseveli dans le cimetière paroissial de Larnaca.
Ainsi, D. Biever terminait à Chypre une carrière apostolique très variée et bien pleine. Partout, son intelligence, son énergie, son zèle et son esprit sacerdotal l'avaient mis à la hauteur de tâches et de situations très diverses. Il avait excellé partout. Ce seul luxembourgeois qu'ait compté le clergé patriarcal latin aura fait tout honneur à sa petite patrie.