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Caractéristiques et critères d'une pastorale de la paix

Vatican News

Introduction

Je vous remercie de votre invitation qui m'honore. Je suis reconnaissant à votre vénérable institution, avec laquelle nous collaborons depuis plusieurs années, grâce à l'affiliation de notre Étude théologique du Patriarcat latin de Jérusalem avec la Faculté de Théologie. Je considère que ce lien entre Rome et Jérusalem est d'une importance fondamentale pour l'Église d'aujourd'hui. Je voudrais également profiter de cette occasion pour adresser mes meilleurs vœux au nouveau recteur, Mgr Amarante, au nouveau pro-recteur, Mgr Ferri, et au nouveau doyen de la faculté de théologie, Mgr Lameri.

Ce qui se passe en Terre Sainte est une tragédie sans précédent. À la gravité du contexte militaire et politique qui se dégrade de plus en plus, s'ajoute celle du contexte religieux et social. Le sillon de la division se creuse entre les communautés, les rares mais importants contextes de coexistence interreligieuse et civile se désintègrent peu à peu, avec une attitude de méfiance qui s'accroît chaque jour. Un panorama sombre. L'espoir n'est certainement pas absent chez les nombreuses personnes qui, malgré tout, veulent travailler à la réconciliation et à la paix. Mais nous devons reconnaître avec réalisme qu'il s'agit de réalités de niche et que le tableau d'ensemble reste très préoccupant.

Cette tragédie ne me lie pas seulement encore plus étroitement aux fidèles dont je suis le berger, mais elle suscite aussi en moi d'innombrables réflexions sur la paix. Peut-on encore "penser la paix" aujourd'hui, en Terre sainte ? La "paix" semble être aujourd'hui un mot lointain, utopique, vide de contenu, voire l'objet d'une instrumentalisation sans fin. Il n'est pas rare que les partisans de la paix terminent leur discours en disant que la guerre est inévitable pour y parvenir.

Notre terre saigne encore, notre peuple est en proie à la peur et à l'incertitude de l'avenir. Beaucoup, trop, n'ont que des décombres devant eux.

Le thème que vous m'avez proposé pour cette conférence - les caractères et les critères d'une pastorale de la paix - ne peut être présenté ici que sommairement, sans aucune intention d'exhaustivité. Ma tâche ici - telle que je la comprends - n'est pas de faire un discours et de proposer des critères généraux pour construire des contextes de paix, ou des chemins concrets de paix possible. Les voies et les critères, comme nous le savons, sont nombreux : outre les voies religieuses, il y a les voies économiques, politiques, sociales, médiatiques, éducatives. Ils sont étroitement liés aux concepts de mémoire, d'identité et à bien d'autres choses encore. En d'autres termes, il s'agit d'un sujet très vaste. Ce ne sera pas l'objet de mon exposé, mais plutôt une introduction basée sur mon expérience de pasteur en Terre Sainte. En partant de mon expérience, j'essaierai d'indiquer quelques critères sur lesquels l'Eglise de Terre Sainte devrait fonder son action pour la paix, dans ce contexte spécifique, aujourd'hui au centre de l'attention du monde entier, et source de division dans beaucoup d'autres parties du monde également.

 

  1. Regarder le visage de Dieu

Avant tout, je pense qu'il est important de préciser pourquoi la paix est un thème central pour la vie de l'Église et pour son action dans le monde.

La première particularité de la paix est que, avant d'être un projet humain conforme à la volonté divine, elle est un don de Dieu, qui dit même quelque chose de Dieu lui-même : Adonài shalòm, "Le Seigneur est paix" (Jdg 6, 24 ; cf. Compendium de la doctrine sociale de l'Église, n. 488). Comme on le sait, l'hébreu shalòm - comme son homologue arabe salàam - indique bien plus qu'une situation sociopolitique d'absence de guerre : il exprime la "plénitude de la vie", une approche intégrale. Il ne s'agit donc pas seulement d'une construction humaine ou d'une réussite de la coexistence humaine, mais plutôt d'une réalité qui vient de Dieu et de la relation avec lui : c'est l'accomplissement des promesses messianiques (cf. Is 2,2-5 ; 11,6-9). Jésus-Christ, le Messie, est Sar shalòm, "Prince de la paix" (Is 9,5), il est lui-même "notre paix" (Ep 2,14), le seul à avoir abattu la barrière entre les hommes, le mur d'inimitié qui les séparait (cf. Ep 2,14-16). De Jérusalem a retenti le cri du Ressuscité qui est parvenu jusqu'aux extrémités de la terre : "La paix soit avec vous" (Jn 20,19). Ce n'est pas un hasard si c'est la première parole du Ressuscité aux apôtres et aux femmes réunis au Cénacle, et ce doit être aussi, en tant qu'hommes nouveaux et ressuscités, notre première et dernière parole. Ce n'est pas une "paix du monde" - dit le Christ - mais "ma paix" (Jn 14,27). Notre "paix" nous donne donc "sa paix", c'est-à-dire qu'il se donne lui-même à nous, mort et ressuscité pour nous. Le cœur de la paix est le mystère pascal du Christ. C'est précisément en vertu de ce mystère que la paix, qui est le Christ, devient en même temps la réconciliation avec Dieu et entre les hommes. C'est pourquoi, et cela doit être souligné avec force aujourd'hui, toute l'action pastorale de l'Église, comme d'ailleurs toute son action sociale, ne peut en aucun cas être séparée de l'évangélisation (cf. Compendium de la doctrine sociale de l'Église, n. 493) : l'annonce de l'Évangile est l'annonce de "l'Évangile de la paix" (Ep 6, 15), et celui qui évangélise annonce aussi la paix à ses ennemis, comme Pierre l'a fait à Corneille, qui était - et nous ne devrions jamais l'oublier en ces temps ! - centurion des forces militaires qui occupaient sa terre (cf. Ac 10, 36).

Cette première et exquise particularité théologique de la paix nous fournit le premier et fondamental critère de la paix : regarder le visage de Dieu. Ce critère a été rappelé par saint Paul VI alors qu'il était en train de conclure le Concile, lorsqu’il a voulu appeler les peuples à la paix, non par hasard, en la fête de saint François d'Assise, le 4 octobre 1965, devant les représentants de 116 nations, dans le bâtiment de verre des Nations Unies à New York. L'importance de ce discours vient du fait qu'aucun pontife dans l'histoire n'avait jamais prononcé un discours de paix en personne devant les représentants diplomatiques du plus haut Conseil du monde. À la fin de son discours, le Pape, animé par un grand désir de vérité et un esprit prophétique, a appelé les nations à fonder la paix sur la foi et la conversion à Dieu : "Cet édifice que vous êtes en train de construire ne repose pas seulement sur des bases matérielles et terrestres : ce serait un bâtiment construit sur du sable ; mais il repose avant tout sur nos consciences. Le temps est venu de la "métanoïa", de la transformation personnelle, du renouveau intérieur (...) Le vrai danger, c'est l'homme, maître d'instruments toujours plus puissants, aptes à la ruine et aux plus hauts exploits ! En un mot, l'édifice de la civilisation moderne doit reposer sur des principes spirituels, capables non seulement de le soutenir, mais aussi de l'éclairer et de l'animer. Et pour que ces principes indispensables de sagesse supérieure soient tels, ils ne peuvent qu'être fondés sur la foi en Dieu.

Celle-ci implique deux choses, qui vont toujours de pair : la conscience de sa propre faiblesse et, avec elle, la vision du visage de Dieu. Un passage du livre de la Genèse, que j'aime toujours rappeler, montre clairement comment on reconnaît le visage de Dieu. Il s'agit de l'épisode bien connu de Jacob aux prises avec un personnage mystérieux sur les rives du Yabboq, alors qu'il est en route pour rencontrer son frère Ésaü, avec lequel il est en train de se réconcilier. Dans cette lutte singulière, Jacob reconnaît le visage de Dieu, à tel point qu'il appelle le lieu de cette lutte "Penouël", la "face de Dieu". De cette nuit troublée, il sort boiteux, mais confiant : "J'ai vu Dieu face à face" (Gn 32,31). Il sort à la fois vaincu et victorieux, boitant mais s'appuyant sur Dieu. Ce n'est qu'en boitant que Jacob peut aller à la rencontre de son frère-ennemi : Ésaü le prend dans ses bras et tous deux pleurent. À ce moment-là, Jacob adresse à Ésaü l'une des plus belles phrases de la Bible, parfois mal traduite et que je restitue donc ici littéralement : "J'ai vu ton visage comme on voit le visage de Dieu" (Gn 33, 10). Ce n'est que lorsque nous avons fait l'expérience de notre propre faiblesse et, en cela, rencontré le visage de Dieu, que nous sommes prêts à aller à la rencontre du frère-ennemi. Si l'on ne va pas à la rencontre de l'autre avec douceur, on risque d'ouvrir des scénarios de guerre permanents, car l'autre n'est plus un autre soi-même, mais un ennemi, à craindre ou à éliminer.

Dans la Bible, cependant, on trouve aussi la perspective inverse, celle de la confrontation. En effet, le livre du prophète Abdias décrit le côté sombre d'une telle relation, en déclarant à Edom, aux descendants d'Esau : "A cause de la violence faite à ton frère Jacob, la honte te couvrira et à jamais tu disparaîtras" (Abdias 10). D'où l'exhortation du même prophète, toujours d'actualité : " Ne regarde pas avec plaisir le jour de ton frère, le jour de son désastre." (Abd 12).

 

  1. Regarder le visage de l'autre

Ce que nous venons d'affirmer nous conduit à la deuxième caractéristique de la paix : en plus d'être une réalité divine, elle est une réalité humaine et sociale, une valeur universelle et un devoir incontournable qui appelle chacun à son appel, sous peine d'autodestruction de l’homme lui-même. Mais la paix, même au niveau anthropologique, n'est pas seulement une convention sociale, un armistice, une simple trêve ou une absence de guerre, résultat d'efforts diplomatiques et d'équilibres géopolitiques globaux ou locaux, qui, en Terre Sainte, sont malheureusement en train de se rompre ! Bien sûr, dans les conditions actuelles, ce serait déjà beaucoup !

Et pourtant, la paix est beaucoup plus : elle se fonde sur la vérité de la personne humaine, qui seule peut conduire à un authentique omnium rerum tranquillitas ordini (cf. saint Augustin, De Civitate Dei XIX, 13.1), parce qu'il s'établit selon la justice et la charité.

Voici donc le deuxième critère : remettre l'homme au centre, revenir au visage de l'autre, à la centralité de la personne humaine et à sa dignité inégalée. Quand le visage de l'autre disparaît, le visage de Dieu disparaît aussi, et donc la vraie paix. Ce n'est que dans le cadre d'un développement intégral de l'homme, dans le respect de ses droits, que peuvent naître une véritable culture de la paix et l'avènement de "prophètes désarmés, malheureusement objet de dérision à toutes les époques" (Compendium de la doctrine sociale de l'Église, n. 496), de témoins et de piliers de la paix. Le monde en a plus que jamais besoin, même au prix de la persécution et d’insultes telles qu’ “utopistes” ou “visionnaires”. Pour la paix, il faut toujours prendre des risques. Il faut être prêt à perdre son honneur, à mourir comme Jésus.

Le philosophe juif Emmanuel Lévinas a dit : "Dans la simple rencontre d'un homme avec l'Autre, c'est l'essentiel, l'absolu qui est en jeu. Dans la manifestation, dans l'épiphanie du visage de l'Autre, je découvre que le monde m'appartient dans la mesure où je peux le partager avec l'Autre. Et l'absolu se joue dans la proximité, à portée de mon regard, à portée d'un geste de complicité ou d'agression, d'accueil ou de rejet" (L'epifania del volto, cit. in C. Pintus, "Includere per comunicare", in E. Cauda - L. Scursato-ne [ed.], Educazione, comunicazione e lingua dei segni italiana, Varazze 2017, 14). Personne n'est une île : lorsque nous détruisons le visage de l'autre, nous dissolvons également le nôtre, surtout à l'ère d’interconnexion mondiale que nous connaissons. Si nous coulons, nous coulons ensemble, dans le même bateau, parce que nous sommes plus que jamais dans un village global.

 

  1. La mission de l'Église

Après ce bref regard sur l'aspect théologique et humain de la paix, il nous faut maintenant aborder plus directement le thème que vous avez proposé et nous demander comment cette dimension s'exprime dans la vie de l'Église. Comment l'Église est appelée à donner cette annonce et ce témoignage. Comme je l'ai dit au début, je me limiterai ici à esquisser une réflexion sur l'Église de Jérusalem, basée sur mon expérience personnelle, sans aucune présomption.

Depuis longtemps déjà, notre Église réfléchit sur ce contexte déchiré par la guerre ; une réflexion constructive et en même temps vraie, réelle, qui ne tombe pas dans des slogans rabâchés ou des banalités évidentes. Le conflit et ses conséquences concernent la vie de tous les habitants de notre diocèse et font donc partie intégrante de la vie de l'Église, de sa pastorale. Tout ce que nous sommes et faisons a un rapport direct ou indirect avec le conflit et ses conséquences, depuis les aspects les plus pratiques jusqu'à la réflexion de plus en plus passionnée sur des questions plus complexes : depuis la fermeture des frontières et la permission de les franchir donnée ou non, jusqu'à la remise en question de l'emploi et de la réponse chrétienne qui peut y être apportée. Ce que je veux dire, c'est que le conflit n'est pas une question temporaire et secondaire dans la vie de notre Église, mais qu'il fait désormais partie intégrante et constitutive de notre identité en tant qu'Église : le conflit et la division, avec les conséquences de la haine et du racisme, sont une réalité ordinaire avec laquelle nous devons compter et qui exige de la part de la communauté chrétienne un cheminement continu de réflexion et d'élaboration spirituelle, pastorale et sociale. Parler de paix, pour nous, ce n'est donc pas parler d'un thème abstrait, mais d'une blessure profonde dans la vie de la communauté chrétienne, qui provoque souffrance et lassitude, et qui touche profondément la vie humaine et spirituelle de chacun d'entre nous.

Je ne sais pas si nous sommes parvenus à une synthèse dans l'interprétation de ce thème, probablement pas encore. Je pense que pour nous, la réflexion sur le témoignage de la paix sera toujours “un travail en cours”, nous n'aurons jamais un chemin complet et concluant, mais nous devrons compter avec les développements constants des différents cadres politiques qui se forment et se défont, et leurs conséquences sur la vie des peuples de Terre Sainte. Des situations qui remettent sans cesse notre foi en question. Et ce n'est peut-être même pas le moment de faire une synthèse, mais d'écouter. Écouter les différentes voix, les sentiments, les visions, les attentes et les espoirs, et essayer de les lire à la lumière de l'Évangile, tout en s'efforçant d'identifier certains traits communs, certaines caractéristiques et certains critères qui devront accompagner notre réflexion à tout moment.

En effet, nous ne pouvons pas ne pas nous demander comment vivre la paix à Jérusalem, une ville appelée à être gardienne de la paix, mais continuellement déchirée et contestée.

Pour nous, Église de Terre Sainte, dans le contexte d'une société multireligieuse et multiculturelle, riche en diversité mais aussi en divisions, il est clair que la "paix de Jérusalem" dont parle le Psaume 121, n'est pas la suppression des différences, l'annulation des distances, mais elle n'est pas non plus une trêve ou un pacte de non-belligérance garanti par des pactes et des murs. Nous sommes convaincus que c'est sur la base d'une acceptation cordiale et sincère de l'autre, d'une volonté tenace d'écoute et de dialogue, que notre communauté est appelée à être un chemin ouvert où la peur et la suspicion cèdent la place à la connaissance, à la rencontre et à la confiance, où les différences sont des occasions de compagnonnage et de collaboration et non un prétexte à la guerre.

Nous devrons de plus en plus nous éloigner de la préoccupation d'occuper des structures physiques et institutionnelles, pour nous concentrer davantage sur la belle et bonne dynamique de vie que, en tant que croyants, nous pouvons initier. Bien sûr : parfois, même pour nous, les tentations de la fuite et de la résignation, du compromis facile avec le pouvoir ou du rejet violent peuvent apparaître comme la seule réaction possible à l'époque difficile qu'il nous est donné de vivre.

Mais en tant que croyants et religieux, nous serons une présence "intéressante" dans la mesure où notre prophétie sera notre témoignage quotidien, parce que dans un contexte social et politique où l'oppression, la fermeture et la violence semblent être les seules paroles possibles, nous continuerons à affirmer le chemin de la rencontre et du respect mutuel comme l'unique issue capable de conduire à la paix.

La paix a besoin du témoignage de gestes clairs et forts de la part de tous les croyants, mais elle a aussi besoin d'être annoncée et défendue par des paroles tout aussi claires.

C'est pourquoi nous nous trouvons souvent à la croisée des chemins, presque appelés à choisir entre la nécessaire dénonciation de la violence et des abus, toujours perpétrés au détriment des plus faibles, et le risque de réduire la religion à un "agent politique", voire à un parti ou à une faction, en oubliant sa véritable nature et en l'exposant à une exploitation facile et superficielle. Notre présence en Terre Sainte en tant que croyants ne peut se limiter à une intimité dévotionnelle, ni au seul service de la charité envers les plus pauvres, mais elle est aussi “parrhésie”, c'est-à-dire qu'elle ne peut éviter d'exprimer, selon les modalités propres à chaque expérience religieuse, un jugement sur le monde et sur ses dynamiques (cf. Jn 16,8.11). Nous savons bien comment la politique enveloppe la vie ordinaire dans tous ses aspects au Moyen-Orient. Tout devient politique et cela interroge gravement toutes nos institutions religieuses et nos fidèles qui attendent de nous une parole d'espérance, de consolation, mais aussi de vérité. Il s'agit ici d'un discernement vraiment difficile, qui n'est jamais acquis une fois pour toutes, qui exige la capacité d'écouter toutes les voix, mais aussi d'interpréter de manière critique, et donc prophétique, le présent.

On ne peut pas rester silencieux face à l'injustice ou inviter à la tranquillité et au désengagement. Choisir de préférer les pauvres et les faibles ne fait cependant pas de nous un parti politique. Prendre position, comme on nous le demande souvent, ne peut signifier participer à une confrontation, mais doit toujours se traduire par des paroles et des actions en faveur de ceux qui souffrent et gémissent, et non par des invectives et des condamnations à l'encontre de qui que ce soit. Il peut être facile et commode, parfois, de se joindre au chœur des critiques et des récriminations et peut-être même d'obtenir des applaudissements et de l'approbation, mais c'est une tentation mondaine. En bref, nous, les croyants, sommes également appelés à aimer et à servir la polis et à partager le souci et l'action pour le bien commun, dans l'intérêt général de tous et en particulier des pauvres, en élevant toujours la voix pour défendre les droits de Dieu et de l'homme, mais sans entrer dans la logique de la compétition et de la division.

 

Ceci étant dit, la question se pose maintenant : comment vivons-nous ainsi, quels sont les caractéristiques et les critères, les éléments sur lesquels fonder cette manière qui est la nôtre, cette façon d'être en Terre Sainte, en tant que chrétiens et en tant qu'Église ? Quels sont les éléments qui doivent accompagner en permanence notre réflexion chrétienne sur la paix, les critères qui doivent soutenir notre interprétation de la situation actuelle ? Quels sont les domaines d'action sur lesquels fonder une pastorale ecclésiale de la paix solide et crédible ?

Ils sont nombreux, bien sûr, et toujours en évolution, comme je l'ai mentionné plus haut. Ce que nous appelons la pastorale de la paix n'est pas différente de toute autre activité pastorale : elle a besoin de personnes, elle a besoin d'identifier une méthodologie et d'être claire sur les fondements spirituels sur lesquels baser son action, sur quoi et pour quoi travailler.

3.1 Leadership

Dans le contexte décrit ci-dessus, la responsabilité du leadership religieux, en particulier au Moyen-Orient, est essentielle. Tout d'abord, il est nécessaire d'avoir des guides, des pasteurs, des dirigeants capables non seulement d'écouter et d'être la voix de leur communauté, mais aussi de l'orienter et de la guider.

Au lieu d'être le soutien religieux de régimes politiques peu fiables, les autorités religieuses devraient avant tout coopérer avec les meilleurs éléments de la société pour créer une nouvelle culture de la légalité et devenir une voix libre et prophétique de la justice, des droits de l'homme et de la paix. Comme nous l'avons dit au début, ces valeurs ne sont pas seulement des valeurs humaines, mais avant tout l'expression du désir de Dieu pour l'homme. En tant que responsable religieux, notre contribution à la résilience et à l'innovation au milieu des énormes défis locaux d'aujourd'hui n'est pas de réinventer la roue, c'est-à-dire de trouver des stratégies opérationnelles nouvelles et modernes, mais d'être nous-mêmes des témoins crédibles, sincères et passionnés de Dieu.

Je me demande si, dans les actions et les paroles que j'utilise, je crains davantage Dieu ou la réaction des gens, des politiciens, des médias... Dans mon discours à ma communauté, ai-je le courage de la parrhésie, de l'orientation ? Est-ce que j'ouvre des horizons ? Ou est-ce que je pèse mes mots pour ne déranger personne ?

Cette question n'est pas anodine. Je dirais même qu'elle est centrale. Surtout dans ces contextes de douleur et de désorientation, alors que la religion joue un rôle public si important, il ne faut jamais cesser de se demander si et comment la foi peut orienter sa communauté, l'inviter à s'interroger sur elle-même, sans se figer. La foi doit être un réconfort, un soutien, mais aussi, dans un certain sens, un élément perturbateur. Si la foi se fonde sur une expérience de transcendance, elle doit aussi conduire la pensée à transcender le moment présent, à ouvrir les frontières de l'esprit et du cœur, à aller au-delà.

 

En Dt 30, 15, Dieu dit : "Voici, je mets aujourd'hui devant toi ou bien la vie et le bonheur, ou bien la mort et le malheur... Choisis donc la vie, afin que tu vives, toi et ta descendance". Nous devons prendre acte que nous pouvons donc ne pas choisir la vie et le bonheur, et nous le constatons tous les jours. Cependant, nous devons également nous demander comment nous tenir face à ceux qui choisissent le malheur et la mort, quelle est l'attitude correcte d'un croyant face à ces responsabilités. Comment les chefs religieux doivent-ils agir et se comporter dans ces situations spécifiques, quelle orientation doivent-ils donner à leurs communautés concernant non pas un mal générique, mais ceux qui commettent ce mal, comment doivent-ils lire ces situations, objectivement mauvaises, à la lumière de la Parole de Dieu ?

La foi et la politique, qu'on le veuille ou non, ont toujours été étroitement liées l'une à l'autre en terme de relations sociales. Au Moyen-Orient, la foi et les religions ont une fonction dans la vie des communautés nationales, et la politique a toujours été confrontée à la religion et à sa fonction publique.

De plus, chaque génération a toujours dû identifier des critères et des formes pour réguler la relation entre ces deux sphères de la vie sociale dans chaque pays. Notre génération, et les générations futures, sont confrontées à des défis que l'on peut qualifier d'uniques en leur genre, puisqu'à l'heure actuelle, il ne s'agit pas seulement de définir la relation entre ces deux sphères religieuses et politiques, mais aussi de repenser la politique et la religion et leur rôle propre, à l'intérieur d'elles-mêmes et pas seulement l'une par rapport à l'autre. Il n'est pas rare que la politique et la religion nationale se retrouvent aujourd'hui sur le banc des accusés, accusées du mal actuel, ou d'incapacité, de retard, etc.

La foi religieuse joue d'ailleurs un rôle fondamental pour repenser les catégories de l'Histoire, de la mémoire, de la culpabilité, de la justice, du pardon, qui mettent la sphère religieuse en contact direct avec les sphères morales, sociales et politiques. Les conflits interculturels ne seront surmontés que si les lectures différentes et antithétiques de l'histoire religieuse, culturelle et identitaire de chacun sont relues et redéfinies. Les blessures causées dans le passé lointain et récent, ainsi que dans le présent, si elles ne sont pas guéries, assumées, traitées et partagées, continueront à produire de la douleur même après des années, voire des siècles. Voici ce que le pape François a déclaré à ce sujet :

 

Dans de nombreuses parties du monde, il faut des chemins de paix qui conduisent à la guérison des blessures, il faut des artisans de paix qui soient prêts à lancer des processus de guérison et de rencontre renouvelée avec ingéniosité et audace. Renouveler la rencontre ne signifie pas revenir à une époque antérieure au conflit. Au fil du temps, nous avons tous changé. La douleur et les conflits nous ont transformés. En outre, il n'y a plus de place pour une diplomatie vide, pour les dissimulations, les discours stupides, les dissimulations, les bonnes manières qui cachent la réalité. Ceux qui ont été durement confrontés parlent de la vérité, claire et nue. Ils doivent apprendre à exercer une mémoire pénitentielle, capable d'assumer le passé pour libérer l'avenir de leurs propres insatisfactions, confusions et projections. Ce n'est qu'à partir de la vérité historique des faits que peut naître l'effort persévérant et laborieux pour se comprendre et tenter une nouvelle synthèse pour le bien de tous. En réalité, "le processus de paix est donc une entreprise de longue haleine. C'est une recherche patiente de la vérité et de la justice, qui honore la mémoire des victimes et s'ouvre, pas à pas, à une espérance commune, plus forte que la vengeance". (Francesco, Lettre encyclique Fratelli Tutti, n°225-226)

Ces chemins ne se font pas seuls. Les communautés nationales, qu'elles soient politiques ou religieuses, ont besoin de personnes qui savent les promouvoir, les orienter et les guider vers cette compréhension d'elles-mêmes et des autres, parfois même au prix d'un lourd tribut de solitude, d'incompréhension et de rejet.

Bien sûr, la paix ne dépend pas de la seule responsabilité du pasteur et/ou du chef religieux. Je ne voudrais pas donner l'impression que la paix ne relève que de la responsabilité des dirigeants. Mais ils sont appelés à guider, à accompagner et à écouter leurs communautés respectives, à créer les contextes dans lesquels les communautés peuvent s'exprimer. Le berger seul ne fait pas la communauté, mais la communauté ne peut se maintenir sans berger. Une pastorale sérieuse de la paix naît et se développe dans le dialogue continu, dans l'écoute consciente, dans le partage. C'est pourquoi le rôle du pasteur en tant que guide, prophète et porte-parole reste incontournable.

3.2 Le dialogue interreligieux

Comme l'a dit avec sagesse le rabbin J.A. Heschel, aucune religion n'est une île. L'Église ne peut donc pas prétendre faire du travail pastoral pour la paix seule, comme si c'était la seule réalité dans le pays. Il y aurait là beaucoup de présomption. Comme si le monde entier attendait notre parole et notre témoignage. Ce n'est pas le cas. Du moins, ce n'est pas le cas en Terre Sainte. Comme le monde entier, nous vivons dans un contexte multiculturel et multireligieux. Sans la collaboration d'autres Églises et d'autres communautés religieuses, aucun ministère ecclésial pour la paix ne pourra perdurer. Collaborer avec d'autres pour la paix aidera également à résoudre les problèmes au sein de nos communautés, car ce n'est que dans une relation sincère avec l'autre que nous pouvons le mieux nous définir dans la vérité.

Les différentes religions, si elles sont comprises dans leur authenticité et leur vocation profonde, sont porteuses de ressources pour la réconciliation et le rétablissement de la paix, et ne sont pratiquement jamais la cause unique ou principale des malentendus et des conflits, pas plus qu'elles ne constituent en elles-mêmes un facteur de risque à cet égard. Mais si elles deviennent des instruments de la lutte politique, comme c'est souvent le cas en Terre Sainte, les religions deviennent comme de l'essence jetée sur le feu.

Le dialogue interreligieux a produit de très beaux documents sur la fraternité humaine, sur le fait d'être tous des enfants de Dieu, sur la nécessité de travailler ensemble au respect des droits de l'homme... Autant de fruits d'une activité que je considère comme spirituelle.

Pourtant, dans le contexte actuel de guerre, tout cela semble aujourd'hui rester lettre morte en Terre Sainte…

Il y a un grand absent dans cette guerre : la parole des chefs religieux. À quelques exceptions près, nous n'avons pas entendu ces derniers mois de la part des autorités religieuses des discours, des réflexions, des prières différents de ceux de n'importe quel leader politique ou social. J'espère me tromper, mais on a l'impression que chacun s'exprime exclusivement dans la perspective de sa propre communauté.

Les relations interreligieuses qui semblaient bien établies semblent aujourd'hui balayées par un dangereux sentiment de méfiance. Chacun se sent trahi par l'autre, incompris, non défendu, non soutenu.

Ces derniers mois, je me suis demandé à plusieurs reprises si la foi en Dieu était réellement à l'origine de la pensée et de la formation de la conscience personnelle, créant ainsi entre nous, croyants, une compréhension commune au moins sur certaines questions centrales de la vie sociale, ou si notre pensée se formait et se fondait sur quelque chose d'autre.

Cette guerre marque un tournant dans le dialogue interreligieux, qui ne sera plus jamais le même, du moins entre chrétiens, musulmans et juifs.

Le monde juif ne s'est pas senti soutenu par les chrétiens et l'a exprimé clairement. Les chrétiens à leur tour, divisés comme toujours sur tout, incapables de parler d'une seule voix, sont devenus soit divisés sur le soutien à l'un ou l'autre camp, soit incertains et désorientés. Les musulmans se sentent attaqués et considérés comme complices des massacres commis le 7 octobre... Bref, après des années de dialogue interreligieux, nous nous sommes retrouvés à ne pas nous comprendre. C'est pour moi, personnellement, une grande tristesse, mais aussi une grande leçon.

A partir de cette expérience, nous devrons repartir, conscients que les religions jouent aussi un rôle central dans l'orientation, et que le dialogue entre nous devra peut-être faire un pas important, et partir de nos incompréhensions actuelles, de nos différences, de nos blessures. Il ne peut plus être un dialogue uniquement entre ceux qui appartiennent à la culture occidentale, comme il l'a été jusqu'à présent, mais doit prendre en compte les différentes sensibilités, les différentes approches culturelles, non seulement européennes, mais avant tout locales. C'est beaucoup plus difficile, mais il faudra partir de là.

Et il faudra le faire, non pas par besoin ou par nécessité, mais par amour. Parce que, malgré nos différences, nous nous aimons, et nous voulons que ce bien se concrétise dans la vie non seulement de nous-mêmes, mais aussi de nos communautés respectives. S'aimer ne signifie pas nécessairement avoir les mêmes opinions, mais savoir les exprimer et les apprécier, se respecter et s'accueillir.

Lorsqu'il est sincère et qu'il aborde les questions liées à son propre territoire et à ses communautés respectives, le dialogue interreligieux crée une mentalité de rencontre et de respect mutuel,  l'arrière-plan nécessaire sur lequel les perspectives politiques ultérieures peuvent également se fonder.

3.3 Le pardon.

Après avoir identifié les responsabilités imputables aux autorités religieuses concernant une vraie pastorale de la paix et la manière "ouverte" d'opérer, il faut maintenant se demander sur quoi les autorités religieuses doivent travailler, à la fois au sein de leurs communautés respectives et en dialogue les unes avec les autres. Pourquoi doivent-elles y travailler, comment et de quelle manière leurs communautés doivent-elles vivre cette dimension capitale de leur foi ?

Je dirais que le thème central est le pardon. On ne peut pas parler de la paix de manière abstraite, comme s'il s'agissait d'une idée. La paix n'est pas quelque chose que l'on doit faire, mais une manière d'être dans la vie, une attitude intégrale de la personne et de la communauté qui, dans chaque contexte - personnel et collectif - doit faire face aux blessures causées par les divisions, les attitudes de possession et d'exclusion, la haine. En un mot, elle doit faire face au péché. Et dans ce contexte, la paix est étroitement liée au pardon. Je dirais même qu'ils peuvent être considérés, sinon comme des synonymes, du moins comme strictement nécessaires l'un à l'autre.

La révélation biblique nous dit que, comme la paix, le pardon s'enracine dans l'amour de Dieu et qu'il exige d'abord un cheminement personnel, un chemin de compréhension, de "prise en charge" du mal reçu ou commis. Il ne peut jamais être obtenu par inertie. Le mal commis ne s'oublie pas, mais exige une volonté précise de dépassement, fruit d'un désir clair et précis. Le pardon n'efface pas le mal commis, mais veut le dépasser pour un bien plus grand. Essayer d'oublier, attendre que le temps seul guérisse les blessures, ne pas assumer le mal commis, ne pas l'identifier, ne pas le regarder en face ni l'appeler par son nom, c'est faire du pardon un geste banal, qui ne guérit pas les blessures, ne change pas le cœur des gens et ne produit pas la paix.

Sur le plan social et politique, la réflexion sur le pardon est longue. Les chemins à emprunter sont souvent extrêmement complexes, car ils doivent tenir compte non pas d'une relation personnelle ou d'un contexte spécifique, mais d'une relation sociale. C'est-à-dire qu'il faut prendre en compte les blessures collectives, le chagrin de tous, les compréhensions nécessairement différentes des événements à l'origine de la douleur commune, les différents moments de compréhension.

Pour regarder l'avenir avec espoir et dans la paix, il est nécessaire de faire un voyage de purification de la mémoire. Les blessures, si elles ne sont pas guéries, créent une attitude de victime et de colère qui rend la réconciliation difficile, voire impossible. Tant qu'il n'y aura pas de purification de la mémoire commune de la part de chacun, tant qu'il n'y aura pas de reconnaissance réciproque du mal commis et subi mutuellement, tant qu'il n'y aura pas, en somme, de relecture de ses relations historiques, les blessures du passé continueront à être un fardeau à porter sur les épaules et une grille de lecture des relations mutuelles.

La foi a naturellement la capacité d'ouvrir le croyant à la relation, parce qu'elle l'ouvre à la rencontre avec Dieu, qui devient alors naturellement, aussi un regard sur l'autre à partir de soi-même.

Mais il faut aussi une éducation humaine au pardon, une formation culturelle qui permette à l'homme de ne pas regarder les événements exclusivement du point de vue de ses propres blessures, aboutissant toujours à un horizon limité et fermé, mais au contraire qui l'aide à interpréter les événements, tant personnels que collectifs, dans une perspective d'avenir qui tienne compte du bien de la réalité humaine et sociale environnante, ainsi que de la nécessité de réactiver les dynamiques de vie. Dans ce contexte, la réflexion sur le pardon peut donc être ouverte également aux non-croyants.

Le premier fruit du pardon est la libération des liens affectifs produits par le ressentiment et la vengeance, qui enferment toute perspective de relation dans un cercle de douleur et de violence. Le pardon permet la guérison de l'âme humaine, réactive la dynamique de la vie et ouvre l'avenir.

Il est nécessaire d'agir largement dans tous les domaines : politique, religieux et civil, en incluant en même temps les différents centres sociaux et de formation de la pensée comme les écoles, les universités et les mass media, parce que la personne interagit à tous ces niveaux ensemble, et le pardon, dans sa fonction de guérison du sujet, ne peut agir que s'il implique toutes les fibres de son être.

L'Église, avec les autres communautés de foi, a un rôle fondamental à jouer dans l'éducation à la réconciliation, en créant le contexte d'une approche du pardon, mais elle ne peut pas l'imposer. Il est nécessaire de donner du temps et du respect à la douleur de ceux qui souffrent, tout en les aidant à relire leur histoire, en permettant aux blessures de cicatriser.

En Terre Sainte, il s'agit souvent de savoir attendre. Le cœur des personnes et des communautés n'est pas toujours prêt et libre pour parler de pardon. La douleur est encore trop forte. Il est souvent plus facile de gérer la colère que le désir de pardon. Il faut donc savoir attendre, mais en même temps proposer inlassablement la voie chrétienne de la paix.

Tous les accords de paix en Terre Sainte, jusqu'à présent, ont en effet échoué, parce qu'il s'agissait souvent d'accords théoriques, qui prétendaient résoudre des années de tragédie sans tenir compte de l'énorme charge de blessures, de douleurs, de rancœurs, de colères qui couvaient encore et qui, ces derniers mois, ont explosé de manière extrêmement violente. En outre, n’a pas été pris en compte le contexte culturel et surtout religieux où s’est tenu un discours exactement opposé (à commencer par les chefs religieux locaux) à celui de ceux qui parlaient de paix.

Dans ce contexte, la pastorale de l'Eglise ne peut donc pas ne pas avoir dans son horizon d'action la proposition du pardon et de la réconciliation, prenant en compte les blessures et la douleur, mais sans s’y arrêter. La douleur peut refermer sur soi, mais elle peut aussi ouvrir de nouvelles dimensions, elle peut se transformer en résurrection. Sans cette perspective, aucun projet politique ne pourra aboutir en Terre Sainte, et la paix restera un slogan creux.

La tâche de la pastorale de l'Église est donc de proposer inlassablement des chemins de réconciliation, d'accompagner les efforts de guérison, de proposer des langages qui n'excluent personne, de tisser patiemment des réseaux de relations, de construire la confiance par des gestes concrets au sein de sa propre communauté ecclésiale, d'abord, puis avec les autres communautés religieuses.

3.4 Vérité et justice

Le pardon, comme je l'ai dit, est un thème central de la pastorale de la paix. Mais dans notre contexte, le pardon ne peut être séparé de deux autres mots : vérité et justice.

La souffrance, la douleur, les blessures causées par ce conflit sont bien connues. Je ne suis pas ici pour énumérer les maux qui sont commis. Ce n'est pas le thème de cette réunion, et je pense que c'est un thème connu de tous. Et je n'ai pas l'intention d'aborder ici la question de cette phase du conflit qui se déroule actuellement et qui a commencé le 7 octobre.

Pendant des décennies, la Terre Sainte a connu l'occupation israélienne des territoires de Cisjordanie, avec toutes ses conséquences dramatiques sur la vie des Palestiniens et des Israéliens. La première et la plus visible des conséquences de cette situation politique est la situation d'injustice, de non-reconnaissance des droits fondamentaux, de souffrance dans laquelle vit la population palestinienne de Cisjordanie. Il s'agit d'une situation objective d'injustice.

Comme je l'ai dit précédemment, pour notre Église, le conflit et ses conséquences font partie intégrante de la vie ordinaire et, inévitablement, de la pensée et de la réflexion de toute la communauté. Il n'est pas rare, comme en cette période, qu'il donne lieu à des réflexions et à des discussions âpres et douloureuses. Maintenir la communion entre les catholiques palestiniens et israéliens, dans ce contexte déchiré et polarisé, est plus difficile que jamais.

On ne peut donc pas parler de pardon sans parler en même temps de vérité et de justice. Ne pas dire un mot de vérité sur la vie d'un Palestinien, dont la vie attend depuis des décennies que justice et dignité lui soient accordées, reviendrait à légitimer une injustice objective.

En tant que Patriarche latin de Jérusalem, je me suis trouvé, dès le début de ce conflit, dans une situation qui exige un choix, une prise de position claire et précise. Comment concilier cette demande de prise de position avec ce que je suis et ce que je viens de dire sur le pardon ? Comment défendre les droits de Dieu et de l'homme dans ce contexte, comment parler du pardon, comment être fidèle au Christ qui sur la croix pardonne gratuitement, sans donner l'impression que je ne défends pas le troupeau qui m'est confié, ses droits, ses attentes ? Comment prêcher l'amour pour les ennemis sans donner l'impression de cautionner involontairement un récit contre l'autre, Israélien contre Palestinien, ou vice versa ? Comment guérir les divisions par des choix fermes et justes, mais sans créer davantage de divisions, et toujours avec miséricorde ?

Plus concrètement, on me demande souvent : "Comment puis-je envisager de pardonner à l'Israélien qui m'opprime, tant que je suis opprimé ? Ne serait-ce pas lui donner l'avantage, lui laisser le champ libre sans défendre mes droits ? Avant de parler de pardon, ne faut-il pas que justice soit faite ?

L'Israélien, à son tour, peut ajouter : "Comment puis-je pardonner à ceux qui tuent mon peuple d'une manière aussi barbare ?" Ce sont des questions derrière lesquelles il y a une vraie et sincère douleur à respecter.

Je ne sais pas s'il est possible d'y répondre, mais on ne peut pas ne pas les poser. Une pastorale de la paix ne peut pas ignorer les blessures de sa communauté, ni l'illusionner avec des réponses faciles qui ne touchent pas la vie réelle. Il y a des situations qui n'ont pas de solutions immédiates et peut-être pas de solutions du tout. Mais il existe néanmoins une manière chrétienne d'être au sein d'un conflit. La paix peut également être vécue dans ces circonstances. Souvent, plus que des réponses faciles, qui n'existent probablement pas, il faut aider à identifier des chemins et des modes de vie.

J'ai essayé d'en indiquer quelques-uns, dans une lettre au diocèse envoyée il y a quelques mois, que je voudrais citer ici :

 

"Avoir le courage de l'amour et de la paix en Terre Sainte, aujourd'hui, signifie ne pas permettre à la haine, à la vengeance, à la colère et à la douleur d'occuper tout l'espace dans nos cœurs, nos discours, nos pensées. Cela signifie s'engager personnellement pour la justice, être capable d'affirmer et de dénoncer la douloureuse vérité de l'injustice et du mal qui nous entoure, sans la laisser polluer nos relations. Cela signifie s'engager, être convaincu qu'il vaut encore la peine de faire tout ce qui est en notre pouvoir pour la paix, la justice, l'égalité et la réconciliation. Notre discours ne doit pas être empreint de mort et de portes fermées.

Au contraire, nos paroles doivent être créatives, donner de la vie, créer des perspectives, ouvrir des horizons. Il faut du courage pour pouvoir réclamer la justice sans cracher la haine.

Il faut du courage pour demander la miséricorde, pour refuser l'oppression, pour promouvoir l'égalité sans prêcher l'uniformité, tout en restant libre. Il faut du courage aujourd'hui, même dans notre diocèse et nos communautés, pour maintenir l'unité, pour se sentir unis les uns aux autres, même dans la diversité de nos opinions, de nos sensibilités et de nos visions.

Je veux, nous voulons, faire partie de ce nouvel ordre inauguré par le Christ. Nous voulons demander à Dieu ce courage. Nous voulons être victorieux sur le monde, en prenant sur nous cette même Croix, qui est aussi la nôtre, faite de douleur et d'amour, de vérité et de peur, d'injustice et de don, de cri et de pardon" (lettre au diocèse, 24.10.2023).

Le pardon, en conclusion, ne peut à lui seul construire la paix. La vérité et la justice ne peuvent à elles seules construire la paix. La relation entre ces mots n'est jamais facile et est source de grandes discussions, mais aussi de belles réflexions.

Parler seulement de pardon, sans tenir compte de la vérité et de la justice, dans notre contexte précis, c'est méconnaître le fait que l'homme est créé à l'image et à la ressemblance de Dieu, c'est méconnaître la dignité de sa personne, avec tous les droits qui s'attachent à cette identité. Parler de pardon sans tenir compte du droit d'une personne à une vie juste et digne, c'est nier un droit de Dieu et non construire la paix.

La vérité et la justice, séparées du pardon, ont les mêmes limites. Affirmer la nécessité de la vérité et de la justice est une activité sainte, mais si elles sont séparées du désir de pardon, c'est-à-dire de surmonter le mal commis, elles laissent l'adversaire le dos au mur, sans issue. On le laisse sur le banc des accusés, on le met face à sa propre responsabilité, mais sans la surmonter, sans lui offrir d'issue. En fin de compte, il s'agit d'une récrimination et c'est tout. Tout cela peut même provoquer une réaction d'opposition encore plus agressive.

Il est donc nécessaire, pour la pastorale ecclésiale, de savoir mettre ces trois éléments en dialogue continu, difficile, douloureux, complexe, fatigant. Mais c'est un processus fécond qui respecte les droits de Dieu et de l'homme, et qui construit peu à peu, dans les temps que nous ne possédons pas, des perspectives de paix. Car ce qui soutient ces trois manières d'être dans la vie et les relations entre nous, ce n'est pas une idéologie, c'est l'amour. "L'amour de Dieu a été répandu dans nos cœurs par l'Esprit Saint qui nous a été donné" (Rm 5,5). C'est cet amour qui est au cœur de notre désir de paix. Rien d'autre.

Conclusion

En conclusion, je peux dire qu'à mon avis, la pastorale de la paix dans l'Église ne consiste en rien d'autre qu'à être simplement l'Église. Rester nous-mêmes, ancrés dans ce qui nous soutient, vivre, proclamer et témoigner de cela sans peur ni hypocrisie.

À cet égard, permettez-moi d'ajouter une petite réflexion. En Terre Sainte, nous sommes les témoins douloureux de la crise croissante des organismes multilatéraux, tels que l'ONU, de plus en plus impuissante et, bien souvent, otage des grandes puissances (il suffit de penser aux différents pouvoirs de veto). La communauté internationale est de plus en plus fragile, de même que les diverses autres instances supranationales.

Bref, ceux qui, au niveau international, sont chargés de maintenir et de promouvoir la paix, de défendre les droits, de construire des modèles de société décents, ont montré toute leur faiblesse. Les responsables locaux sont encore plus en difficulté, toutes catégories confondues. Une réalité malheureusement bien connue de tous.

En somme, il manque des référents politiques et sociaux capables de poser des gestes de confiance sur le terrain, de faire des choix de paix cohérents, de négocier des réconciliations, d'accepter les compromis nécessaires, etc.

Dans ce contexte de désolation, les agents pastoraux, les pasteurs, l'Église, doivent veiller à ne pas tomber dans une tentation facile : celle de se substituer à toutes ces instances et d'entrer dans la dynamique des négociations politiques qui, par leur nature même, soumettent à des compromis jamais faciles, souvent même douloureux et controversés. La tentation de combler le vide laissé par les politiques est facile, et la demande de beaucoup de combler ce vide est également toujours insistante.

Mais ce n'est pas la tâche de l'Église, qui - comme je le disais - doit rester une Église, une communauté de foi, ce qui ne signifie pas être détachée de la réalité, mais plutôt être toujours prête à s'engager avec quiconque pour construire la paix, pour faciliter la création de contextes propices à la construction de perspectives politiques, mais en restant elle-même, sans entrer dans des dynamiques politiques qui ne lui appartiennent pas et qui, par leur nature même, sont souvent étrangères à la logique de l'Évangile.